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Des plans sur la comète

Le passage d’une comète rouge dans le ciel anime tous les premiers chapitres de A Clash of Kings, deuxième tome de la saga de fantasy moderne A Song of Ice and Fire* de George R.R. Martin. Belle trouvaille narrative qui tombe à point nommé pour relancer un récit extraordinairement touffu, éclaté en de multiples ramifications, en donnant une unité d’horizon à ses diverses arborescences. Observable à l’identique de quelque endroit que l’on se trouve,  la course de l’astre vient, en effet, relier ensemble les divers points de vue géographiquement éparpillés d’une histoire se déployant sur pas moins de deux vastes continents imaginaires – et offrir par ce biais un point de fuite partagé par l’ensemble des paysages…

Un même horizon pour tout le monde

Tous les acteurs de l’épopée – aussi éloignés soient-ils les uns des autres – se retrouvent-ils donc opportunément, levant la tête, à regarder pour une fois la même chose. Le phénomène astronomique s’emploie, l’espace d’une poignée de chapitres, à réunir par ce jeu des regards les pièces d’une large mosaïque de personnages et de peuples disparates. Mais loin d’inspirer un ressenti unanime, la vision recrée aussitôt de l’hétéroclite en déliant les langues des zélotes de tout bord, lesquels s’évertuent à en produire autant de lectures contradictoires… A la lumière du conflit de succession déclaré dans le volume précédent entre les familles proéminentes d’un royaume atomisé (essentiellement les clans Stark, Lannister et Baratheon, tous trois anciennement alliés pour renverser l’antique dynastie Targaryen, qui régnait autrefois sans partage), chaque camp, chaque prétendant au trône y verra donc, bien évidemment, un indéniable signe en sa faveur.

Pluie de signes sens dessus dessous

Pour les Lannister, il s’agit forcément du rouge « Lannister », annonciateur de la victoire de leur maison et de l’avènement de leur dynastie. Pour les Stark, c’est le rouge de la rébellion personnifiée par leur « Jeune Loup » Robb, lequel a fait sécession en s’autoproclamant Roi du Nord. Pour Melisandre d’Asshaï – sorte de Lady Macbeth qui susurre à l’oreille de l’héritier Baratheon – l’assurance que les flammes de son dieu unique ne tarderont plus à balayer les « fausses » croyances des autres prétendants… quand pour les mystiques sauvageons d’au-delà du Mur, cela ne peut vouloir dire qu’une seule chose : le retour des dragons !

La logorrhée interprétative, résolument fantasque, éhontément partisane, n’en finit plus de s’épancher en haut lieu. Et qu’en dit le bon peuple, pris en otage au milieu de ces querelles de pouvoir ? Eh bien, que les dieux ne font que leur envoyer un signe courroucé présageant encore plus de bouleversements et de souffrances. Que la guerre fait rage et qu’elle est là pour durer. On pense à ce que dit Montaigne « sur les prévisions de l’avenir » dans le livre premier de ses Essais. Lui, qui avoue sans ambages qu’il aimerait mieux « régler (ses) affaires par le sort des dés que par ces songes-là », voit surtout dans la débauche d’oracles et d’augures dont l’histoire humaine est friande le désir aveugle de faire dire à la nature exactement ce que l’on endure ou souhaite entendre.

Ce que j’ai reconnu de mes yeux c’est que, dans les troubles publics, les hommes frappés de stupeur par ce qui leur arrive se lancent, comme dans toute superstition, à la recherche dans le ciel des causes et menaces de leur malheur. Et ils sont sur ce terrain si étrangement favorisés de mon temps qu’ils m’ont persuadé que, de même que la divination est un amusement d’esprits subtils et oisifs, ceux qui sont entraînés à cette subtilité qui consiste à donner à des textes des replis et à les dénouer, seraient capables, de même, de trouver dans tous les écrits tout ce qu’ils leur demandent.

Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, Chapitre XI

Montaigne, Grand Mestre de la Citadelle ?

Montant en épingle la ronde abracadabrantesque des prédictions et lectures par trop opportunes (dont on se demande si, comme dans la fable du garçon qui criait au loup, elles ne sont pas là pour noyer dans un charabia tendancieux les rares prophéties « sérieuses » qui, elles, résistent au décryptage), George R.R. Martin penche sensiblement vers les vues de Montaigne. La comète n’est plus alors qu’une page vierge, détachée et impartiale, que les uns et les autres marquent du sceau de leur désir, de leur fantasme ou de leur fatalisme. Et il appartient au lecteur investigateur de démêler les mystères insondables qui sous-tendent ce monde d’avec la vanité des hommes.

Doutes soulevés par la multiplicité de points de vue divergents, incertitude quant à ce qui est de l’ordre du mythe ou de l’histoire, du déterminisme ou du hasard : on est bien là au coeur des problématiques posées en filigrane par l’oeuvre. Car à la différence de la plupart des autres romans épiques et fantastiques, A Song of Ice and Fire se déroule dans un univers en grande partie déserté par la magie, où l’on assiste – en marge de la lutte pour le pouvoir temporel – à une renaissance progressive des forces cosmiques. C’est là un des charmes subtils de l’ouvrage : faire affleurer par touches discrètes le surnaturel sous la surface d’un monde féodal plausible, dont les castes dirigeantes ne croient pas beaucoup plus que vous et moi aux lutins, aux spectres et autres croquemitaines… Le tour de force de l’auteur consistant à nous faire nous passionner pour des intrigues de cour diaboliquement sophistiquées tout en en signifiant l’absurde vacuité au vu de menaces occultes autrement inquiétantes, que l’écrasante majorité des protagonistes, sceptique, choisit pourtant d’ignorer. Le surnaturel a beau avoir sa part dans les fondements de ce monde, son existence fait pour le moins débat. Ce qui fut n’est plus que récit, mille fois ressassé, mille fois travesti. Le passé glorieux se perd dans les brumes miroitantes du songe, l’histoire « attestée » à tel point teintée de croyances mythologiques que le doute quant à la véracité des faits s’insinue sans cesse dans l’esprit des héros comme dans celui du lecteur.

Stark…

De par son caractère polyphonique, le dispositif même des romans attise déjà le soupçon quant à la fiabilité des relations faites des évènements, passés ou présents : une dizaine de personnages « points de vue » se partagent les chapitres de chacun des volumes, et même s’il s’agit, non pas de narrations à la première personne, mais de focalisations externes entrelardées de bribes de pensées intimes, la gigantesque tapisserie médiévale constituée par leur somme reste subjective et lacunaire – chaque pièce du puzzle forcément partiale.

Lannister…

Cette structure particulière embrouille le jeu des sympathies qui s’instaure naturellement entre lecteur et personnages, ce qui a pour effet de suspendre le jugement, loin des catégories binaires du manichéisme. Tout est fait pour souligner qu’en dépit de leurs affiliations les individus sont intrinsèquement complexes, que chacun a ses raisons et que rien n’est jamais simple. Imprévisibilité des issues, valse-hésitation des inclinations, suspension du jugement – tout concourt à dépeindre un monde mouvant, incertain, et à montrer l’histoire véritablement en marche.

Baratheon…

Car l’écheveau des grands desseins vient s’ajouter comme en surimpression à la trame intime des parcours individuels. C’est bien toute une nébuleuse de jeux stratégiques et politiques qui est à l’oeuvre… Dans un monde où les guerres se gagnent volontiers par l’entremise d’échanges de plis secrets ou d’otages précieux – quand ce n’est pas par la grâce soudaine d’une avantageuse alliance matrimoniale ! – la question du protocole, des règles et des lois, devient vite cruciale, surtout quand il s’agit de trouver un moyen habile de les contourner ou de biaiser sans pour autant perdre la face.

Tully…

Toutes les nuances de la diplomatie sont bien invoquées dans ce théâtre des subterfuges. Face à un tel échiquier romanesque, le lecteur ne sait vite plus sur quel pied danser. Il faut dire que la fantasy nous avait peu habitués à mêler considérations pragmatiques ou d’étiquette à la résolution d’intrigues féodales ! On pense encore à Montaigne et au danger qu’il prête à l’heure trouble des pourparlers : « on ne doit pas s’attendre à ce que les gens se fassent confiance les uns aux autres avant que le dernier sceau les y obligeant ne soit apposé ».

Targaryen… Quelle différence, après tout?

De fait, les questions éthiques et tactiques soulevées sont légion, et font le sel des intrigues souterraines que l’on devine sous le niveau de réalité perçu par les personnages. Doit-on respecter un couvre-feu diplomatique au risque de perdre l’effet de surprise ? S’attendre à être traité selon les règles de l’honneur quand on les a soi-même bafouées ? Persévérer à tenir ses serments lorsque ceux-ci s’avèrent contradictoires ? Et comme les êtres hantés par ces interrogations ne sont pas là pour pondre une dissertation, mais pour agir, l’irréparable est vite commis, le pire vite advenu.

Mais davantage que ce qu’il advient à proprement parler, ce qui frappe le plus l’imagination au fil de la saga, c’est la place accordée dans le récit à tout ce qui aurait pu advenir, mais n’advient finalement pas. Rarement fiction aura autant donné la part belle à l’anticipation d’évènements longuement préparés en amont, dont l’accomplissement se trouve in extremis empêché, ou du moins, radicalement altéré. Plus d’une fois les romans nous font croire à une évolution dans une certaine direction, pour en prendre subitement une autre, foncièrement distincte. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les impondérables règnent en maîtres sur cette histoire, dont les acteurs – suprême ironie ! – ne cessent pourtant de vouloir prédire la course du destin. Telle bataille décisive à l’issue attendue sera en fin de compte annulée au dernier moment à cause d’un sordide incident… Telle reconquête triomphale consciencieusement planifiée verra son élan définitivement brisé dès l’heure de ses prémices… Telles retrouvailles ardemment souhaitées, sans cesse repoussées, n’auront finalement pas lieu… Si la tendance à l’acte manqué, au « retombé de soufflé », s’observe bel et bien, elle ne constitue pas non plus un systématisme, tant s’en faut. Ce serait trop simple. La logique propre aux aléas, anarchique par essence, n’entre dans aucun schéma, déjoue tous les pronostics. Cet art de tromper l’attente semble surtout vouloir nous rappeler à tout instant que si les hommes font bien l’histoire, son déroulement leur échappe, par la force des choses.

La Garde de Nuit : usine potentielle de recyclage de héros

Un cas en particulier retient l’attention : à plus d’une reprise, il est proposé en dernier recours à un personnage de premier plan cruellement acculé dans une impasse de « prendre le noir ». Ce qui revient à rejoindre la Garde de Nuit, ordre poussiéreux censé défendre la frontière nord du royaume contre d’hypothétiques menaces tapies au-delà. Une vie de peu, figée dans une attente métaphysique évoquant Le Désert des Tartares de Dino Buzzati, mais qui offre l’occasion au héros déchu – en l’écartant définitivement de toute prétention sociale – de faire table rase de son passé, de redémarrer de zéro. Chaque fois qu’elle se présente, l’alternative séduit d’autant plus que le compromis semble arranger tout le monde. Il devient alors assez excitant d’imaginer faire peau neuve un personnage que l’on a toujours connu autrement. On attend le reset. Et non… Une accélération chaotique des évènements, et le rêve de recyclage passe aux oubliettes, comme si l’auteur se réservait indéfiniment cette cartouche pour plus tard.                   

Pour le lecteur, ces circonstances largement anticipées donnent matière à d’infinies projections – jusqu’au moment où  l’hypothèse se trouvera en définitive crûment invalidée. D’un point de vue narratif, la perspective qui se profile est souvent alléchante. Elle nous paraît tout aussi probable que souhaitable pour l’intérêt général du récit, et nous nous surprenons à nous impliquer émotionnellement autant que les personnages dans ses préparatifs ou préliminaires annonciateurs. Lorsque la rêverie est brusquement interrompue, qu’un virage à 180 degrés vient déchirer la trame patiemment tissée, c’est comme si l’on redescendait sur Terre – un comble pour le genre médiéval fantastique ! Comme si l’on revoyait a posteriori, à la faveur de ce rude coup d’arrêt, nos ambitions prospectives à la baisse, nos prémonitions d’un oeil ouvertement critique. Le réveil est brutal. Comment ai-je pu croire que cela se passerait aussi facilement ? est-on souvent amené à se dire. C’est bien par quelque chose de cet ordre que tout ça devait fatalement se solder… Ce qu’il advient à la place du fait escompté n’est pas moins satisfaisant pour autant. Cela l’est même généralement davantage, mais sur un autre plan – plus élevé, plus mature, plus mélancolique – car ce que l’écart creusé avec les désirs anticipés nous fait toucher du doigt, c’est précisément la fragilité des destinées humaines, le vertige causé par le foisonnement des possibles et, à l’autre bout du spectre, l’inanité de nos petits arrangements fictionnels face à la marche implacable du monde.

Entre attente trompée et conditionnel passé il n’y a parfois qu’un pas…

Ce qui m’a frappé à la lecture du Détroit de Behring, la passionnante introduction à l’uchronie d’Emmanuel Carrère, c’est justement le rôle primordial que joue la mélancolie dans ce sous-genre méconnu de la science-fiction qui nous livre « une version de l’histoire telle qu’elle n’a pas été, telle qu’elle aurait pu être ». Techniquement parlant, vu qu’elle se situe dans un univers imaginaire sans lien temporel avec le nôtre, la saga de George R.R. Martin n’est bien évidemment pas une uchronie. Mais on sent bien ses thématiques fondamentales transparaître ça et là. Carrère rappelle judicieusement que, d’une certaine manière, « toute forme romanesque effleure l’uchronie », et que le réflexe uchronique est vieux comme Hérode car « se figurer l’état du monde si tel évènement, jugé déterminant, s’était déroulé autrement, est un des exercices les plus naturels et fréquents qu’opère la pensée humaine ». On touche bien au coeur du sujet – le vague à l’âme des virtualités interrompues, avec son cortège de regrets.

Et le rapport se clarifie encore davantage lorsque Carrère évoque plus loin l’influence de la pensée uchronique sur les historiens :

« L’histoire comme justification de ce qui a été, voilà le plus grand danger qui menace l’historien », écrit Theodor Schieder ; et Paul Veyne, qui le cite : « Nul ne sera historien s’il ne sent pas, autour de l’histoire qui s’est réellement produite, une multitude indéfinie d’histoires compossibles, de choses qui pouvaient être autrement. » Le raisonnement uchronique, alors pourrait-il jouer dans le cerveau de l’historien le rôle d’une discrète veilleuse chargée de lui rappeler à tout instant le rôle du hasard, le grouillement périphérique des histoires virtuelles et avortées ?

        Emmanuel Carrère, Le Détroit de Behring, pages 106-107

Car c’est bien ce « grouillement périphérique des histoires virtuelles et avortées » que Martin semble avoir en tête quand il nous fait croire dur comme fer à des développements narratifs qu’il prendra ensuite un malin plaisir à tuer dans l’oeuf. C’est en ce sens qu’il fait véritablement oeuvre d’historien. Réservant un vaste espace aux hésitations du présent, ce qu’il ouvre ainsi – telle une boîte de Pandore – a bien à voir avec ce qu’une amie, linguiste de son état, appellerait le parcours des possibles. Elle aurait du reste parfaitement raison, c’est exactement cela : c’est en laissant préalablement apparaître tout le spectre des possibles que l’auteur donne sa pleine mesure à l’aspect « scandaleux » que peut revêtir pour nous le choix définitif d’une action. Ce même scandale que l’uchronie entend précisément corriger par son artifice rétroactif. Un moyen pour Martin d’irriguer en amont la source même du désir uchronique – celui des personnages comme le nôtre. On pourrait hasarder que dans un roman (de même, d’ailleurs, que dans la vie), le parcours des possibles, avant que le passage à l’acte et le déroulement corollaire des évènements ne finissent par fixer une route unique, fait déjà virtuellement, au conditionnel présent – moyennant les jeux d’anticipation et de rétrospective tissés avec le lecteur – ce que l’uchronie fait au conditionnel passé.

Une terre d’utopie hantée par la tentation uchronique

On pourra toujours arguer qu’un parfum uchronique flottait de toute façon déjà sur l’oeuvre, dans la mesure où l’écrivain s’inspire largement de l’histoire de notre monde (avec une insistance particulière sur la Guerre des Roses en Angleterre et la chute de l’Empire Romain) pour la composition de ses annales imaginaires. Celles-ci figurent en effet une Antiquité et un Moyen-Âge sensiblement différents, truffés de références subtilement décalées à notre histoire, mais là n’est pas l’essentiel. La tension dynamique qui s’instaure – par le parcours des possibles et l’imprévisibilité des issues – entre anticipation et fatalité me paraît autrement éloquente à ce propos. C’est ainsi, selon moi, que le récit apporte des éléments de réponse particulièrement perspicaces aux questions soulevées par l’uchronie, répertoriées comme suit par Emmanuel Carrère :

Qu’est-ce qui est déterminant dans l’histoire des hommes ? Comment ceux-ci se représentent-ils la chaîne de causes et d’effets à quoi elle se résume ? Et justement, l’histoire se résume-t-elle à cela ? A-t-elle un sens, et qui se charge de le faire respecter ? Et si elle en a un, peut-on le détourner ? De quoi se composent nos regrets, comment filent les mailles du tissu de nos vies ?

Emmanuel Carrère, Le Détroit de Behring, page 12

On l’aura compris : il ne s’agit pas dans A Song of Ice and Fire de modifier le passé, mais bien de vivre avec. Et c’est justement en mettant l’emphase sur les virtualités d’un présent sans cesse mouvant – sur tout ce qui aurait pu être et n’a pas été – que s’accroît la douleur de ce qui a été et ne peut plus être modifié. Ce n’est certes pas la moindre des vertus de la saga – par ailleurs haute en couleurs et d’une richesse inouïe – que de savoir donner une traduction romanesque aussi exaltante aux sentiments de déception, de frustration, d’amertume ou de regret. Le brio avec lequel elle orchestre les tâtonnements de l’histoire implique une forme ouverte, résolument angoissante, et c’est à ce prix que nous avons la sensation aiguë d’assister au work in progress de l’histoire en train de se faire. Des plans sur la comète sont bel et bien lancés tous les quatre matins, pour s’effondrer – fatalement.

Pas si compliqué, finalement...

Pas si compliqué, finalement…

* Le Trône de fer (éditions Pygmalion) pour la version française – la série Game of Thrones, diffusée sur la chaîne câblée HBO, en est l’excellente adaptation télévisuelle.

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