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L’art et la matière

Il m’arrive de me réveiller en sursaut dans l’aube naissante et de chercher instinctivement du coin de l’œil – l’esprit encore balloté par les brumes lentes qui se dessinent entre songe et sommeil – des constellations de feu au-dessus de ma tête. Somnolent, je n’habite plus nulle part, égaré au cœur d’un espace-temps aussi abstrait que ces peintures dont je scrute le souvenir. Les paupières papillotent, l’acuité du regard recouvre peu à peu ses droits. Puis – les huiles rougeoyantes se dissipant dans un même mouvement – l’ombre passe et les murs de ma chambre retrouvent leur nudité première. Je reprends connaissance à Paris, rassemble mes esprits : je ne dors plus sous le flambeau ardent des toiles de Nikolay Krivoshein, dans le salon confortable de mes amis à Riga.

Les facettes emboîtées d’un heureux concours de circonstances m’avaient valu de vivre quelques jours et quelques nuits à l’intérieur d’un rêve de peinture. Que mes hôtes aient pour ami et voisin un artiste dont j’admire le travail, qu’ils aient conclu un marché avec lui pour accrocher chez eux plusieurs de ses toiles, que je sois arrivé précisément au moment où l’idée se concrétisait – enfin, que le canapé accueillant mon repos se situât au pied même de l’installation. L’accrochage achevé, je me retrouvai à faire mon lit juste au-dessous d’un diptyque monumental, comme s’il m’était permis de prendre mes aises de nuit comme de jour dans un musée opportunément désert. L’expérience avait de quoi couper le souffle. Dormir au plus près des pigments carmin d’une telle fantasmagorie cosmique promettait son content de chimères et de songes sous influence.

Не игрушки 1, N. Krivoshein, 2008

Не игрушки 1, N. Krivoshein, 2008

"Не игрушки 3", N. Krivoshein, 2008

Не игрушки 3, N. Krivoshein, 2008

Tout avait commencé dans l’atelier du peintre, à ma descente de l’avion. Un curieux vestige du Montparnasse d’hier dans le Riga d’aujourd’hui – plancher vermoulu craquant sous les combles, réchaud d’un autre âge bravant l’air glacé, fourbi ensorcelant de tableaux et de dessins – le tout figé dans un halo mordoré d’éternelle torpeur. Je m’y revois encore, bercé par les modulations du russe, regardant défiler une multitude d’esquisses préparatoires (synthèse étonnante entre épure asiatique et fulgurances tribales) que l’artiste nous montre, l’oeil pétillant, avec une gourmandise qui n’a d’égale que notre curiosité. Un ouvrier finissant de se changer au terme de je-ne-sais-quelle réparation se mêle de bonne grâce à la conversation, ajoutant sa bonhomie bienveillante à l’humeur générale. Une douce chaleur humaine s’épanouit au milieu des oeuvres dormantes, éclipsant bientôt le relatif inconfort matériel. Le sublime et le trivial cohabitent on ne peut plus sereinement au coeur de cet univers confiné. Pudique, le temps semble refuser de s’écouler. Les sous-titres ont beau me manquer – en dépit des efforts louables de mon acolyte et interprète – c’est un bon film. J’y joue avec une conviction non feinte mon rôle d’invité-surprise, d’amateur d’art venu d’Occident.

60x45, N. Krivoshein, 2012

Warm composition, N. Krivoshein, 2012

Médusé au sein de ce tableau vivant où je semble trouver naturellement mes marques, j’ai l’oeil constamment attiré par le dernier-né du peintre – une toile de taille modeste fraîchement terminée, abandonnée dans un coin. Le masque de bronze traversé de lumière que j’y vois émerger d’un limon laiteux ne cesse de me fasciner, tout comme le petit cube noir d’encre aux contours acérés, fenêtre purement géométrique ouvrant sur un monde infiniment trouble et nébuleux. Sans crier gare, la peinture y prend des airs de sculpture. Le fantôme de Brancusi plane non loin de là. Je me retiens de palper la patine du métal bombé, de plonger la main dans ce bain délicieusement crémeux pour sentir éclater sous mes doigts les bulles onctueuses de ce velouté de texture opalescent.

Velouté de texture. L’expression – curieusement potagère – me trotte encore dans la tête quand je m’arrache à ma contemplation. La première fois que tu te retrouves physiquement en présence d’une œuvre d’art, le face-à-face peut être poignant. Tout le monde sait que les reproductions que tu consultes dans un catalogue ne sont que des spectres. Tu as beau le savoir, le choc n’en est pas moins là – inaltérable. Plongeant le regard dans la toile, ce n’est plus seulement l’agencement des formes qui pouvait te séduire sur la page, mais tout un monde sensuel à la profondeur insoupçonnée qui s’ouvre à toi. L’émotion de la matière est indescriptible. Tu ne regardes plus, tu touches avec les yeux, comme possédé. Ce faisant, n’est-ce pas alors un autre spectre qui s’offre à ta vue ? Non plus celui de l’œuvre même, mais celui de l’artiste à l’œuvre… ? Hypnotisé devant une peinture, en venant même à « m’oublier » au gré de l’immersion, ce sont bien souvent les traces matérielles laissées par la main du peintre qui animent ma rêverie – mouvements brossés, couches successives, reliefs et pâtés protubérants faisant miraculeusement apparaître un ectoplasme du passé, la projection fantasmée d’un rituel de gestes charnels qui vient se superposer à l’oeuvre finie.

La main du peintre, je l’ai justement sous le nez – détachée en surface de ses diverses émanations fantomatiques que je vois habiter le moindre frémissement de matière sur les oeuvres alentour. Elle s’anime un instant dans l’air pour nous présenter une série de quatre toiles aux tonalités métaphysiques et aux dimensions pour le moins intimidantes. Le gigantisme de l’ensemble en impose. Nous imaginons instantanément ces compositions dardant leur flammes au-dessus de nos têtes ; notre choix se portera sur trois d’entre elles. Il fallait que cela ait de la gueule. Cela en aurait ! Reste encore à prendre les peintures à bras le corps, leur faire parcourir les longueurs de trottoir enneigé séparant les deux immeubles, se les trimbaler dans les cages d’escalier, s’improviser commissaires d’exposition de manière à régler l’accrochage au millimètre… Rien de tel que cette débauche de manipulations en tout genre pour éprouver le poids, la présence tangible, la valeur d’incarnation de ces tableaux. Les voilà finalement en place, jetant leur autorité spirituelle sur ce décor si chaleureusement familier, et mon humble lit de fortune de se retrouver subitement sous les feux de l’abstraction conceptuelle ! L’heure du coucher approche à vive allure → L’heure de vérité. 

Не игрушки 4, N. Krivoshein, 2008

Не игрушки 4, N. Krivoshein, 2008

Un brin intimidé, je me glisse donc sous ce paysage mental en fusion, sans perdre non plus de l’oeil, sur le mur adjacent, les arrondis amibiens bleutés de la troisième pièce de la série, séparée de ses soeurs par la force des choses. Dominé par les huiles, je discerne dans le voyage spirituel auquel elles invitent une sorte de récit cosmogonique, parcours stylisé entre formes nettes et opaques reliant la froideur glacée du cosmos (à ma gauche) à la chaleur organique de l’humain (à ma droite), sans oublier le souffle de vie embryonnaire (de l’autre côté). La question de la place de l’oreiller se pose subrepticement selon des termes singuliers. D’instinct, je m’installe aussitôt les pieds dans le cosmos, la tête dans l’humain  – me disant après-coup que quiconque s’étant rêvé astronaute dans l’enfance aurait sans doute fait l’inverse : les pieds dans l’humain, la tête dans les étoiles… Je caresse un instant l’alternative, mais non, le premier élan était le bon : je suis issu du néant, avec l’humanité comme horizon primordial.

Je ferme les yeux, commence à dériver mollement. La conscience se désolidarise du corps, flotte déjà quelque part ailleurs. Les aplats de peinture persistent, leur texture irradie dans l’obscurité. Mon imagination, rendue déjà hautement inflammable par l’émotion des retrouvailles, s’embrase littéralement. Je suis une flaque argentée, un bain de mercure liquide vacillant sous les astres rouges. Un petit lac encaissé entre les flancs d’une montagne gigantesque, à la surface duquel miroitent des geysers de lave. Je suis dans l’oeil du cyclone, providentiellement au calme, préservé des tempêtes cosmiques qui font rage tout autour. Je traverse d’infinies étendues glacées, kaléidoscope palpitant au rythme du magma originel. Je suis chaque molécule s’égrainant lentement dans l’atmosphère – souple coulée ardente,  goutte à goutte entêtant qui me vide de ma substance. Au matin, je ne suis plus rien. Je relève la tête. Les tableaux me toisent, silencieux – l’air de rien.

Vernissage rue Dzirnavu !

Vernissage rue Dzirnavu !

A la lumière du jour, le souvenir psychédélique s’évanouit, les huiles ont sagement réinvesti leur cadre. Elles n’en dominent pas moins hiératiquement l’espace du salon, mais leur pouvoir reste latent, comme « en veille ». Si au musée, le tête-à-tête impromptu avec une oeuvre d’art peut parfois te laisser l’impression – quand la rencontre au détour d’une allée s’est faite foudroyante – d’une étreinte enflammée, l’expérience de la cohabitation s’apparente, elle, davantage à un mariage. Sans limitation dans le temps, tu ne cherches plus à tirer le maximum d’un instant qui te sera bientôt retiré. Tu sais que l’oeuvre ne disparaîtra pas de sitôt. Tu prends ton café devant, tu bouquines à côté, tu vis avec. Tu peux même lui parler, si cela te chante ! Sa substance grandit dans les replis de ton cortex. Les minutes n’étant plus comptées, tu vaques à tes occupations, intègres mentalement sa présence comme quelque chose de naturel et familier… jusqu’à ce que tes yeux retombent dessus et que la rencontre se réinitialise au gré de tes déambulations. Un rythme langoureux s’installe dans la durée entre elle et toi, ponctué par l’incessant va-et-vient du regard.

En quatre jours et quatre nuits, difficile d’estimer le mariage célébré et dûment consommé. On parlera plus modestement pour moi d’une aventure – une aventure pas forcément sans lendemain. On se reverra, j’en mettrais ma main à couper. Entre-temps, ne reste plus qu’à me replonger dans le petit film réalisé par l’ami Artur Nurbegian, qui a su rendre justice à ce que la rencontre avec une telle matière picturale pouvait avoir d’immersif et de transcendant. Les mouvements de caméra soyeux me renvoient un reflet des sensations éprouvées alors, me rappelant qu’au-delà de leur texture, ce que j’ai effleuré du bout des doigts en partageant le quotidien de ces toiles – me fondant dans le rythme lent qu’elles inspirent, les laissant progressivement entrer en résonance avec mon horloge interne – n’était rien moins que la matière du temps.

http://www.saatchionline.com/Nikolay_Krivoshein

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